Marcus


    D'habitude, il ne prêtait guère attention aux rites des Juifs, mais ce soir, il avait attendu avec impatience le coucher du soleil derrière la citadelle, signe de la fin du sabbat : il était vraiment temps que cette Pâque s'achève. Une fois encore, cette célébration religieuse avait été l'occasion de bien des désagréments pour la troupe des légionnaires romains. Marcus ne comprenait d'ailleurs pas la tolérance des empereurs à l'égard de ces culs-terreux, juste bons à garder leurs troupeaux de moutons dans les collines et les forêts de chênes verts de Palestine. Il en avait pourtant fait des garnisons, autour de la Méditerranée; il en avait vu des peuplades, aux mœurs et aux rites religieux étranges. Mais, décidément, les Juifs l'avaient une fois encore étonné.

    Depuis hier, c'était leur grande liturgie annuelle. Beaucoup étaient venus à Jérusalem et avaient apporté ou acheté de quoi offrir des sacrifices; au point que l'encens, pourtant brûlé sans retenue, n'avait pas réussi à chasser l'odeur de graisses et d'entrailles brûlés. Si encore les légionnaires avaient pu rester dans leur citadelle...Mais il avait fallu sortir, faire des patrouilles et, à plusieurs reprises, Marcus avait accompagné un centurion pour régler des affaires de balance truquée ou d'animaux aux tares camouflées. Tout cela, aux portes du Temple, avec cette terrible odeur. Ils avaient même été contraints à procéder à quelques arrestations; rien de grave, des petits larcins qui se régleraient dès demain, au tribunal de Ponce Pilate.

    La grande affaire, en fait, cela avait été l'exécution opérée hâtivement la veille du sabbat, le vendredi. Jeudi soir, on leur avait dit : « Deux condamnés, demain, pour le Golgotha ! » Eux, les hommes de troupe, ils n'avaient rien osé répliquer; mais exécuter des prisonniers la veille d'une fête, c'était risqué! Le plus petit incident, et cela pouvait tourner à l'émeute. Pilate avait expliqué aux officiers que c'était pour l'exemple. Autant profiter de la venue de tous ces Juifs pour leur montrer qu'eux, les Romains, tenaient le pouvoir! C'était d'autant plus nécessaire que l'on ne cessait pas de parler de groupes itinérants, menés par des religieux fanatiques, des rabbis comme ils disent ici. Sans compter que l'arrestation de Barabbas, un chef terroriste, laissait craindre des tentatives d'évasion ou, au moins, quelques actes de vengeance, à l'occasion de la Pâque. Même si Pilate avait repoussé l'exécution de Barabbas à la semaine suivante. Trop de risques, avec des zélotes fanatiques. Mais deux brigands crucifiés à la vue de tous, cela ne pouvait pas faire de mal au peuple! Et Marcus avait fait préparer deux croix par le charpentier.

    L'affaire s'était compliquée, lorsque le centurion était venu dire à Marcus et à ses camarades qu'il y aurait un troisième supplicié. « Barabbas ? » avaient-ils demandé, étonnés du changement de décision. « Non, le Roi des Juifs ! » avait répondu en riant le centurion. « Barabbas a été relâché tout à l'heure. » Personne n'avait compris, mais la consigne, c'est la consigne et l'on avait trouvé ce qu'il fallait pour accomplir les ordres.

    Un type étrange, d'ailleurs, ce soi-disant « Roi des Juifs ». Un regard franc et doux, non pas révolté mais triste. Les soldats s'étaient un peu moqués de lui, comme d'habitude. Après, Marcus s'en était désintéressé, car il devait monter la garde à la citadelle, pendant l'exécution, au cas où...Mais Barabbas était déjà loin et rien ne s'était passé. Il avait seulement vu rentrer son centurion avec une drôle de mine.

    Tout cela n'avait pas arrangé leurs affaires. Le soir même, ils avaient dû organiser une surveillance auprès de la tombe où l'on avait mis ce type. On craignait, paraît-il, que ses partisans viennent chercher son corps et le fassent passer pour vivant. Encore une de ces superstitions juives ! Marcus avait évité les tours de garde de la nuit dernière; ce soir, il n'y échapperait pas.

    La nuit était maintenant tombée. Marcus avait pris sa lance et son glaive, ainsi qu'une couverture. Les nuits étaient encore fraîches... surtout à veiller des fantômes! En sortant de la citadelle, le groupe de soldats fit un détour par le Temple.

    Le calme était enfin revenu et seule une odeur persistance de viande grillée flottait dans l'air. Quelques groupes murmurèrent à leur passage. Rien d'anormal. Deux femmes quittaient le Temple en même temps qu'eux. Marcus entendit les anneaux qui tintaient aux chevilles de l'une d'entre elles. Elles s'écartèrent pour les laisser passer, au moment où ils arrivaient à la porte de la ville. Le centurion les arrêta d'un mot : « Qui cherchez-vous » L'une d'entre elles entrouvrit légèrement son voile. Marcus la reconnut. Il avait été en garnison quelques mois à Tibériade et il se souvenait qu'elle venait parfois au palais, s'occuper des invités. « Que fait cette p... ici ? » se demanda le légionnaire. Myriam répondit : « Nous voulions nous rendre au tombeau de l'homme que l'on a crucifié hier. » - « Pourquoi, vous étiez de ses disciples ? » - « Oui, Je faisais partie des femmes qui le servaient. » - « Et toi ? » interrogea le centurion, en s’adressant à l'autre femme. Sa voix était devenue étrange. « Je suis sa mère, dit l'autre femme avec douceur, derrière son voile. Me laisserez-vous y aller ? »

    Marcus avait d'abord cru à une histoire entre Myriam et une entremetteuse. Souvent les patrouilles arrêtaient des femmes, seules ou accompagnées, à la recherche de leur soi-disant compagnon, leur « bien-aimé », disaient-elles pudiquement. Mais décidément, ce sabbat lui réservait bien des surprises.

    Le centurion parlait aux deux femmes d'une voix presque gênée. « Oui, je vous reconnais. C'est moi qui étais hier... Vous comprenez ? Mais ce soir, vous ne pouvez pas sortir. Il est trop tard. Demain, peut-être... Lorsqu'il fera jour, au matin. Nous, nous allons monter la garde... Je penserai à vous. » Il allait reprendre la tête du groupe des soldats, lorsqu'il revint vers elles et ajouta : « Femme, ton fils... Vraiment, c'était... » Mais il ne put parler davantage et Marcus le vit se pencher et embrasser les mains de la femme. Le bruit des anneaux s'éloigna.

    Ils prirent la relève de leurs camarades qui avaient passé la journée près du tombeau. « Rien à signaler. Tous ces Juifs sont des poltrons. Il n'arrivera rien de la nuit. » En s'installant, Marcus se demanda pourquoi il se sentait comme orphelin. La nuit allait être longue, pensa-t-il tristement.


    Dans “Les parfums et les larmes” de Jacques Arnould et Lucienne D. Rousseau, aux éditions de l’atelier



Des femmes se souviennent et annoncent

    Elles sont plusieurs. Elles forment un petit groupe. Elles arrivent les premières. Elles viennent, repartent, Elles sont saisies de crainte. Elles observent le repos du sabbat. Ce sont des Juives pratiquantes. Elles ont le souci des soins funéraires à apporter au corps de Jésus et la disparition de ce corps va mettre en lien ce qu'elles voient et ce qu'elles ont entendu dire par Jésus.

    Comme toutes les femmes elles sont attentives aux besoins du corps.

    C'est le service qu'elles rendent. L’évangile de Luc est émaillé de la présence de ces femmes, la belle-mère de Simon, la pécheresse, Marthe et Marie, toutes attentives au corps de Jésus, pour le nourrir, le reposer, le parfumer. Ainsi sont-elles les premiers témoins de la résurrection. Les paroles des hommes en vêtements éblouissants sont claires : ces femmes étaient des disciples de Jésus en Galilée et donc des disciples du début. Elles seront aussi les dernières femmes actrices. Elles n'ont pas de mission, elles n'ont pas été choisies, elles ne sont pas chargées de répandre la nouvelle mais elles le font.

    Les femmes "se rappelèrent ses paroles ". Elles sont provoquées à la relecture comme les disciples d'Emmaüs. Regardez combien le verbe "se rappeler" est un verbe central.

    Les disciples d'Emmaüs ont eu la chance de voir Jésus à leur côté. Or, ils ne comprenaient rien. Jésus était vivant, ressuscité, présent. Ils avaient entendu que des femmes avaient annoncé la résurrection. Seul un geste concret du Christ les a fait le reconnaître.

    Les femmes ont simplement entendu les hommes en blanc. Elles n'ont pas vu le Christ. Elles ont vu le corps absent. Pas de geste, quelques mots pour remettre en mémoire l'annonce, les Ecritures. N'y a-t-il pas là quelque chose de l'irréductible différence entre hommes et femmes ?

    "Ils ne croyaient pas ces femmes.

    Pourquoi les femmes ont-elles tant de mal à se faire entendre ? Pourquoi leurs paroles n'ont-elles pas le même poids que celles des hommes ? Pourquoi ceux-ci ont-ils besoin de vérifier qu'elles disent vrai ?

    Comment, en voyant ces femmes au tombeau, ne pas nous interroger nous-mêmes sur notre capacité à croire l'incroyable et sur notre “virginité” devant un événement qui nous dépasse mais que nous acceptons.

    Françoise Ramond dans “Tu vois cette femme ?” Lecture de l’Evangile de Luc