L'histoire de l'hémorroïsse est racontée par les trois synoptiques avec de sensibles variations. Celles-ci ne portent guère sur les paroles du Christ, qu'une sorte de respect maintient intactes, en flots durs. Elles intéressent en revanche ces zones friables que sont les autres composantes du récit, le cadre, les acteurs, la signification de l'épisode. Matthieu, très différent de Marc et Luc, mérite d'être regardé à part.
Le texte du premier Évangile (Matthieu) est d'une extrême concision. Matthieu le juif oppose deux figures antithétiques, le chef de la synagogue et la malade ; la légalité et la clandestinité.
Toutes les notations pointent sur l'échec de la malheureuse. Elle a besoin de Jésus un jour où il déborde d'activités. Les pharisiens puis les disciples de Jean sont venus discuter tour à tour . Ils parlent encore quand un homme se jette à ses genoux. Sa fille est morte mais « viens poser ta main sur elle et elle vivra ». Jésus se lève et le suit, escorté de ses disciples.
L'hémorroïsse a surgi par-derrière. Sans se laisser voir, elle suit le groupe que les autres évangélistes, animés de projets différents, submergent dans la marée des curieux. Comment intercepter l'attention de Jésus ? Tout la condamne à s'abstenir, et d'abord cet individu, ce rival qui a mis les avantages de son côté : sa qualité d'homme, son prestige de chef religieux, l'atrocité de son malheur, l'urgence du secours, le caractère public de la demande. Le miracle lui revient de droit.
Et elle ? Impossible de retarder la course impérative de Jésus, ni d'exiger une action simultanée, un miracle effectué en « surimpression ». Qui d'ailleurs est-elle, pour prétendre à l'intervention du Maître ? Une femme, une impure, presque un paria. Les exclusions temporaires qui frappent les femmes aux instants critiques de leur vie se sont transformées en
relégation perpétuelle : elle souffre depuis douze ans. Derrière cette figure de délaissement, on ne discerne aucun entourage, parents, amis. Le chef de la synagogue, lui, est immergé dans la vie sociale : il possède une famille et appartient à une communauté que l'on voit se rassembler autour de sa douleur. Il est mêlé à ce groupe en marche, où la femme ne s'agrège pas, encore et toujours séparée de tous.
Et quand bien même Jésus serait oisif, la demande serait impossible : elle est en état d'impureté. Si Jésus la touche, comme il fait dans ses gestes de guérisons coutumières, il contracte la souillure. Elle ne se résout pas à cette demande outrecuidante. La nature de sa maladie l'empêche d'implorer le Maître devant témoins, et surtout un toucher indu lui transmettrait immédiatement son impureté. Elle s'abstient donc : question de tact, si l'on peut dire ! mais la foi passe outre et débouche sur la ruse. A défaut de requête officielle, elle opte pour la clandestinité. Elle s'administrera elle-même la guérison à l'insu de tous, y compris de Jésus. Aucun retard ne lésera la jeune morte. « Elle s'approcha par-derrière et toucha la frange de son manteau. Car elle se disait en elle-même : si seulement je touche son manteau, je serai sauvée. »
Elle ne touche pas son corps mais son manteau, et de son manteau cette extrémité où pendent les franges rituelles. Elle évite un contact trop sensible. La prudence rend imperceptible son geste et sa délicatesse évite de contaminer Jésus.
La différence entre les deux requêtes s'est accentuée : l'hémorroïsse n'est pas passée par le cérémonial de la supplication, elle n'a pas suggéré à Jésus, comme le chef religieux, de « venir et d'imposer les mains. Sa foi dans le Christ est bien plus grande : elle est assurée qu'il la sauvera sans être imploré, ni même averti. A un infime contact elle prête le pouvoir de guérison.
«Jésus se retournant l'aperçut et lui dit : Courage, ma fille, ta foi t'a sauvée. » Pourquoi ce claironnant « Courage» quand justement elle n'en a plus besoin ? La traduction du grec tharsei mérite d'être précisée. Car ce serait, plutôt qu'une invitation au courage, un furtif « sois tranquille». Jésus apaise l'inquiétude qui pourrait tenailler cette femme, à la suite de sa timide audace. Nul n'a vu, sauf lui et il n'ébruitera rien. Qu'elle se rassure. Mais plus étonnante est l'apostrophe ma fille, unique dans les Évangiles. Jésus n'abuse pas des titres empruntés à la famille, qu'il réserve principalement à son Père. Le mot de fille est ici d'autant plus insolite que, d'après la nature et la durée de l'infirmité, la malade avait au moins l'âge du Christ. Alors, pourquoi ce terme ? On peut tenter deux explications.
Jésus se dirige vers la maison d'un homme dont il va sauver l'enfant. L'hémorroïsse le suit ; sa demande n'est équivalente ni en pathétique ni en dignité. En disant «ma fille», Jésus élève sa détresse à la hauteur de celle du chef religieux. L'hémorroïsse a le même prix que l'enfant de ce père éploré. Le miracle caché est aussi important que celui qui se déroulera avec éclat, en présence des officiels et de l'orphéon. La honteuse maladie est traitée avec la même considération que la haute tragédie de la mort.
Et en usant d'un mot si paternel, Jésus réunit à la collectivité une créature dont tout accusait le sinistre isolement. Il la fait sortir de son exclusion sociale et religieuse et l'intègre à une famille, éternelle entre toutes, si la vraie parenté est celle qui unit les croyants d'un même Père.
La suite ménage également des surprises : «Ta foi t'a sauvée! » Ainsi elle est guérie et apprend que ce n'est pas l'oeuvre de Jésus mais un effet de sa foi ! Pourtant Jésus est bien le maître du jeu, puisque le salut ne survient que lorsqu'il le décrète.
Cette espérance jalousement gardée pour soi, ce doigt invisible, et cette ingénuité, c'était donc de la foi ! Elle a cru au silence et à cet effleurement ; des choses infimes recelaient les pouvoirs de l'infini. Cette conviction brille d'un feu plus vif que celle du chef religieux. Elle est exaucée avant lui.
Chez Marc et Luc, renversement de perspectives. Le climat s'alourdit, devient oppressant, pour la femme mais aussi pour Jésus, Jaïre et la foule. Jésus est comme prisonnier à l'intérieur de murs étroits que sont d'un côté la mer, de l'autre les foules qui «le serrent à l'étouffer ». Il est pressé au double emploi du mot. Car Jaïre, chez Marc, est montré en proie à de plus grands tourments, tandis que Luc accroît son malheur en faisant mention d'un enfant unique.
La détresse de l'hémorroïsse s'accentue ; elle est impure, et de plus ruinée de corps et de biens ; les médecins lui ont coûté sa fortune, sans la guérir. Assimilés à une bande de fripons, ils rendent plus aigu le caractère irrémédiable de son exclusion sociale : elle ne peut frayer avec personne, sinon à son préjudice. Enfin, son état n'est pas stationnaire, les progrès du mal font rôder autour d'elle des relents de mort.
Cette ultime tentative implique en elle-même la foi. Jésus n'est pas tenu pour un médecin ordinaire. Chez les deux évangélistes, la guérison s'opère instantanément, dès que la femme a touché le manteau,
On se souvient que chez Matthieu, elle survenait après la parole du Christ. Une idée nouvelle s'infiltre dans le texte et s'y étale. La guérison est immédiate, mais Jésus ne l'a pas maîtrisée. Cela s'est fait tout seul. Les phénomènes physiques priment sur les paroles et les volontés. La femme est avertie de sa guérison par son corps. Jésus a senti une force s'échapper de lui. Il est lésé. On vient de le déposséder de ses prérogatives. Sans parler du contact maléfique de son impureté, la femme, en le touchant, le subjugue et en dispose à sa guise comme s'il était un objet. Elle a littéralement fait main basse sur la personne messianique. Victime d'un larcin et outragé dans sa divinité, Jésus se met immédiatement à la recherche de l'indélicat. Il se retourne vers la foule et demande: « Qui m'a touché ?»
Lui aussi passe par l'incertitude et l'angoisse. Les disciples ont écarté sa question dans l'éclat d'une raillerie : « Tu vois la foule qui te presse de tous côtés et tu demandes : Qui m'a touché ? », et tout divins qu'ils soient, ses yeux ne trouvent pas le coupable. La défaillance de l'homme Dieu accentue l'aspect sacrilège du vol et les dénégations de la foule étendent sur le délit les ombres obliques du mensonge. Tous se rétractent, mais le traître est présent, comme dans le dernier repas.
Craignant peut-être, de la puissance qui l'a guérie, le don de découvrir et de condamner, la femme se dénonce. A deux scélératesses, faudrait-il ajouter une troisième ? Elle l'a rendu impur, lui a dérobé sa force, et elle prendrait la fuite ? « Se jetant à ses pieds, craintive et tremblante, elle lui dit toute la vérité. » Supplication équivoque. Elle l'implore, elle l'adore. Il est son sauveur et son juge. Va-t-il la perdre après l'avoir sauvée ? Quoi qu'il dise cependant, une sanction la frappe ; l'aveu de son impureté la couvre de honte ; celui de son larcin l'expose au ressentiment du Christ ou de la foule. Sa propre parole entraîne humiliation et risques.
La réponse de Jésus, presque identique dans les trois synoptiques, opère des effets de résonance très différents. En particulier, le sens du mot « foi » se charge ici d'une extrême densité. Chez Matthieu, Jésus avait appelé foi de timides manoeuvres. Ici, le mot étonne davantage. La foi, c'est le délit ! C'est cette superstition, cette honte, cette malhonnêteté, ce sacrilège ! Aux pieds du Christ, la femme confesse ses actions misérables ou ce qu'elle croit en être. La réponse de Jésus convertit la faute. Non seulement le mal guérit, mais la culpabilité devient prophétie !
Aucune indulgence dans la formule de Jésus. Jésus ne prononce pas les mots de pardon, parce que la faute de l'hémorroïsse est nulle ; il n'y a rien à excuser. Le secret, les miasmes, la honte, le larcin ne faisaient que réfracter la puissance d'une conviction !
Peut-être Luc insiste-t-il plus que Marc sur ce renversement. Au moins le second Evangile avait-il pris soin d'indiquer les raisons de la malade et nous étions apitoyés. Luc la saisit de l'extérieur, il porte un regard froid sur sa déchéance, ne laissant rien filtrer de sa foi. On ignore ce qu'elle a en tête, et l'on ne connaît que ses actes délictueux. Son aveu n'a pas la franchise de celui de Marc. « Elle se voit découverte », dit expressément Luc : elle parle, parce qu'il le faut absolument. De là cette explosion de surprise. Tous les détails du récit préparaient l'éblouissement de la dernière parole : « Ma fille, ta foi t'a sauvée ; va en paix. » Les motifs de colère s'amoncelaient ; ils s'effondrent dans une joyeuse exclamation. Jésus célèbre une ferveur singulière, qui tranche vigoureusement sur l'attente des foules.
« Sois guérie de ton mal », ajoute Marc. Certains commentateurs s'étonnent que Jésus décrète une guérison déjà effective. Elle n'aura vraiment recouvré la santé que si le Christ lui donne son consentement, et, faisant de son larcin à elle sa volonté à lui, expulse tout remords.
Le grec, dont la précision se traduit malaisément, dit du reste : Existe en bonne santé, loin de ton tourment.
Quel écart en effet entre l'hémorroïsse et cette multitude ! Jésus ne s'y trompe pas, quand il distingue entre de vulgaires pressions et cet effleurement. La foule s'est amassée autour d'un champion qui va accomplir une performance spectaculaire. Elle assouvit ses besoins de foule. La femme, dans son silence, n'est qu'invocation. Son désir porte sur d'invisibles métamorphoses. Peut-être décèlerait-on en elle de l'égoïsme, de la superstition, une croyance primitive ? Mais Jésus ne se trompe pas en louant sa conviction. L'hémorroïsse est l'alliance de la misère et de la ferveur : l'emblème de la foi.
France QUÉRÉ, Les femmes de lEvangile