Les parfums de Marie Madeleine

Toujours identifiée par son vase de parfum, Marie Madeleine traverse l'iconographie chrétienne avec une grande constance, et donne à l'usage des nards précieux une double dimension esthétique et théologique. Enracinée dans les Evangiles, la figure de la Madeleine est complètement refondue au cours du Moyen Age et ne cesse de se développer durant les temps modernes et contemporains toujours avec un luxe de sensibilité, voire de sensualité, inégalé. Avec elle, la foi s'exprime en termes amoureux dont la délicatesse prend les formes subtiles des parfums les plus spirituels.

D'un point de vue textuel, les Evangiles ne mentionnent pas le nom de Marie de Magdala lors des quatre récits qui racontent une onction (à Béthanie, dans la maison de Simon le lépreux pour Matthieu 26, 6-13 et pour Marc 14, 3-9, ou toujours à Béthanie mais dans la maison de Marthe et Lazare pour Jean 12, 1 -10, ou encore chez Simon le Pharisien sans indication du lieu Béthanie pour Luc 7, 36-50). En revanche, c'est bien Marie de Magdala et d'autres femmes qui assistent à la mort du Christ (Matthieu 27, 55-56, Marc 15, 40-41 et Jean 19, 25), c'est toujours elle qui, avec l'autre Marie, assiste à l'ensevelissement (Matthieu 27, 61 et Marc 15, 47).

L'onction du corps mort est plus problématique puisque Jean l'attribue à Nicodème «portant un mélange de myrrhe et d'aloès», et la situe avant l'ensevelissement (Jean 19, 39-40), tandis que Luc souligne que les femmes ont juste le temps de préparer les aromates avant le sabbat et attendent la fin du repos légal pour se rendre au tombeau (Luc 23, 56 et 24, 1). Matthieu et Marc précisent aussi que les femmes, en particulier Marie Madeleine, se rendent le premier jour de la semaine au tombeau, mais seul Marc indique les aromates pour l'onction (Matthieu 28, 1 et Marc 16, 1). Ainsi pour les synoptiques l'onction du corps mort n'a-t-elle pas lieu puisque les femmes constatent le tombeau vide.

La conjonction entre Marie Madeleine et les parfums n'est donc strictement attestée qu'avec la visite des femmes au tombeau le matin de Pâques. Ce seul passage suffirait à montrer la place centrale accordée aux parfums dans l'Evangile, comme pour magnifier le corps du Christ déjà ressuscité. Mais la tradition patristique (1) saura extrapoler avec génie en élargissant le rôle de Marie Madeleine : elle lui attribuera les gestes pratiqués sans doute par différentes femmes. Ainsi la pécheresse aux sept démons, Marie de Magdala (Luc 8, 2-3), la femme adultère (Jean 8, 1 -11), la prostituée du repas chez Simon (Luc 7, 36-50), la femme qui oint la tête de Jésus (Matthieu 26, 6-13 et Marc 14, 3-9), la sœur de Marthe et de Lazare qui oint les pieds de Jésus (Jean 12, 1-10), la femme au pied de la croix (Matthieu 27, 56, Marc 15, 40 et Jean 19, 25), celle du matin de Pâques (Matthieu 28, 1, Marc 16, 1, Jean 20, 1), celle qui annonce aux Apôtres la résurrection (Luc 24, 10 et Jean 20, 18), et enfin celle à qui le ressuscité apparaît (Matthieu 28, 9-10, Marc 16, 9 et Jean 20, 11-18), deviennent une seule et même femme qui, de pécheresse, deviendra l'apôtre des Apôtres, en passant par la figure de la femme qui a le plus aimé le Christ.

L'unité de ces diverses composantes affleure dans l'usage insistant des parfums. La femme, de mauvaise vie sans doute mais de condition aisée : elle vient de Magdala (2) et son nom est cité, elle cultive l'art de la séduction et connaît les effets érotiques que produisent les diverses essences raffinées ; elle est capable, sur un coup de cœur, d'acheter des parfums pour trois cents deniers, quasiment le salaire annuel d'un ouvrier (3), une somme considérable qui aurait effectivement permis de nourrir des milliers de pauvres. Une telle débauche de luxe et de sensualité exprime mille fois mieux que toute parole le prix que représente Jésus pour la Madeleine. A contrario les trente pièces d'argent (4) de la trahison de Judas (Matthieu 27, 3) apparaissent comme une somme dérisoire, le prix d'un champ de potier, mais Judas qui s'indigne d'un tel gaspillage de parfum (Jean 12, 4-5) considérait-il vraiment Jésus à sa vraie valeur ? En choisissant un «nard pur» (5) (Marc 14, 3 et Jean 12, 3), Marie Madeleine n'a pas reculé devant la dépense, elle sélectionne l'un des produits les plus réputés et aussi l'un des plus chers de son époque pour honorer l'être chéri comme dans le Cantique (1, 12) : «Tandis que le roi est en son enclos, mon nard donne son parfum». En un geste parfait d'hospitalité, Marie Madeleine parfume l'hôte (6) après l'avoir lavé de ses larmes, essuyé de ses cheveux et baisé de sa bouche (la thématique amoureuse du Cantique se poursuit à travers cette accumulation de détails), elle manifeste la joie de celle qui se sait aimée et accueillie dans ce double mouvement où celui qui accueille est celui qui est accueilli. Le parfum, mieux que les sollicitations des autres sens, unit intimement ceux qui le respirent.

Paradoxalement, à ce moment d'effusion très libre des sentiments les plus subtils, Jésus parle de sa mort et des soins rituels qu'il faudra prodiguer à son corps : «D'avance, elle a parfumé mon corps pour l'ensevelissement» (Marc 14,8). Une même thématique de la vie et de la mort relie les deux passages évangéliques (7) où il est question de parfums, et où une foi de plus en plus vive est sollicitée. En venant le matin de Pâques au tombeau, la foi des femmes n'est pas encore parfaite puisqu'elles se demandent qui «roulera la pierre hors de l'entrée du tombeau» (Marc 16, 3), mais très vite, sur la parole de l'ange, elles comprennent qu'il ne s'agit plus «de chercher le Vivant parmi les morts» (Luc 24, 5). Le tombeau est ouvert comme est brisé le vase d'albâtre (Marc 14, 3), il en jaillit une lumière vive. Et les aromates qu'elles avaient soigneusement préparés la veille du Sabbat (Luc 23, 56) inaugurent l'ère nouvelle de la résurrection. Ignace d'Antioche interprète le parfum versé sur la tête de Jésus à Béthanie comme le signe de l'insufflation «de l'incorruptibilité à l'Église» (8). Dans les rites anciens, l'embaumement sauve le corps de la putréfaction et déjà dit quelque chose d'une vie au-delà, mais le signe est bien imparfait. Seule la foi amoureuse permet réellement d'aller au-delà des apparences. Quand Lazare est mort, l'incrédulité de Marthe est associée au fait que son cadavre «sent déjà» (Jean 11, 39) : la mort sans la foi en la résurrection est nauséabonde. Lazare ressuscite au terme d'une catéchèse rigoureuse sur ce point, qui n'en reste pas au seul plan de l'intellect puisqu'elle articule les déclarations de foi («Oui, Seigneur, je crois... ») et les manifestations de l'affectivité («Jésus pleura» et «Voyez comme il l'aimait»Jean 11, 35-36). En faisant sortir Lazare hors du tombeau et en le déliant de ses bandelettes, Jésus délivre une vie nouvelle qui, par opposition à l'odeur de la mort, sent bon.

L'abondance des parfums, des huiles, des aromates, des onguents célèbre le corps devenu luisant (9) pour manifester en lui les prémices de sa glorification et il y a lieu d'en faire mémoire («En vérité je vous le dis, partout où sera proclamé cet évangile dans le monde entier, on redira aussi à sa mémoire, ce qu'elle a fait»: Matthieu 26, 13 et Marc 14, 9) comme on fait mémoire du geste du Christ lors du dernier repas du repas de Béthanie au repas du Cénacle, les croyants proclament le même mystère d'une vie qui va au-delà de la mort. Redire ce qu'a fait Marie Madeleine, répéter son geste en même temps que progresse l'évangélisation, c'est diffuser les arômes d'une nouvelle création définitivement inaugurée au matin de Pâques, mais dont on peut avoir déjà un avant goût dans des liturgies où le rôle de Marie Madeleine est certainement à réinventer.

Ainsi il revient à une femme d'approcher le mystère de la vie et de la marquer selon le geste profondément biblique de l'onction. Les Evangiles connaissent l'onction d'huiles pratiquée par les Apôtres en mission sur les malades et les infirmes (Marc 6, 13) comme le bon Samaritain avec le voyageur blessé (Luc 10, 34). Mais curieusement ignorent presque totalement l'onction royale ou sacerdotale si centrale dans l'Ancien Testament. Les rois Saül et David furent oints par Samuel, d'autres rois furent consacrés par des prêtres et les prêtres eux-mêmes reçurent l'onction (après l'Exil) pour exercer leur sacerdoce. Une seule fois Jésus est dit «oint», après le Baptême, mais par le biais d'une citation d'Isaie : «L'esprit du Seigneur est sur moi, car il m'a oint» (Isaïe 61,1 cité en Luc 4, 18) quand Jésus commence sa vie publique dans la synagogue de Nazareth. Pourtant l'onction royale condense progressivement toute l'espérance messianique de l'Ancien Testament au point que Jésus est appelé le Messie («N'est-ce pas le Messie ?» Jean 4, 7) au sens strict l'oint, en grec le Christ. Jésus demeure réservé sur ce titre qu'il ne se donne jamais littéralement, et à propos duquel il impose souvent le secret. Accusé de se dire le Messie, il provoque la colère du Grand Prêtre, le seul à être officiellement oint à Jérusalem à cette époque, et il est condamné (Matthieu 26, 65).

    Or précisément le cycle de la Passion est introduit par l'onction à Béthanie (chez Matthieu et Marc), un geste d'hospitalité comme on l'a vu, mais un geste dont la portée est nécessairement messianique quand il est appliqué à l'Oint par excellence, le Christ. Dans l'Evangile de Jean, l'épisode est curieusement placé après le récit de la résurrection de Lazare pourtant introduit par un rappel du geste de Marie («Marie était celle qui avait oint le Seigneur de parfum... » Jean 11, 2) ; ce geste est seulement décrit dans le chapitre suivant, parce qu'il fallait que le récit de l'onction à Béthanie se situe précisément six jours avant la Pâque, dans un souci de construction symbolique et liturgique du cycle de la Passion et de la Résurrection. D'ailleurs Jean fait suivre l'onction à Béthanie par J'entrée messianique à Jérusalem (Jean 12, 12-19), donnant ainsi au geste de Marie une dimension eschatologique. Quand Marie oint Jésus, elle révèle sa nature profonde, le fait qu'il soit Christ.

    Quand le Christ ressuscite, le rôle de Marie Madeleine est tout aussi capital puisqu'elle est la première à l'annoncer aux autres disciples (Luc 24, 10), la première aussi à rencontrer le ressuscité dans le jardin (Jean 20, 11-18). Elle découvre à ce moment-là un autre type de relation, ne pouvant «retenir» celui qu'elle aime, elle témoigne de ce qu'elle a vu, transformant son geste d'onction du Christ en apostolat.

    La Madeleine imprime dans l'élaboration de la foi chrétienne une marque très spécifique où la sensibilité s'allie avec l'intelligence pour discerner en Jésus le Christ. Les parfums occupent dans ce cycle une place de choix parce que, mieux que les discours, ils explorent ce passage entre le matériel et le spirituel, et, par un luxe inouï de sensations subtiles, nous conduisent dans un monde immatériel, sans que pour autant le corps soit nié ou refoulé. Car, pour être efficaces, les onguents parfumés doivent être longuement appliqués sur les corps qu'ils imprègnent en profondeur, comme pour les transformer à force de soins attentionnés. En même temps que l'onguent pénètre dans les chairs, le parfum s'en échappe et développe un nouveau corps enveloppant le précédent, mais beaucoup plus diffus, volatile voire intangible. Un corps ressuscité que Marie Madeleine a soigneusement préparé mais qu'elle ne peut retenir («Noli me tangere»). Le corps parfumé distille sa nature spirituelle et Marie Madeleine nous donne de respirer «la bonne odeur du Christ» (2 Cor 2, 14-17) généreusement répandue, encore aujourd'hui dans tous les sacrements qui utilisent des huiles saintes.


Jean-Paul Deremble Université
Lille III

dans Chroniques d'Art sacré n° 57 Printemps 1999


(1) A commencer par saint Ambroise (Traité sur l'Evangile de Luc), puis Grégoire le Grand (Homélie 25). A partir du Xle siècle la synthèse magdaléenne prendra une ampleur exceptionnelle autour de Cluny et de Vézelay, par l'élaboration de prolongements légendaires sur l'évangélisation de la Provence, sa vie retirée dans le désert de la Sainte-Baume et finalement son extase au moment de sa mort, sans parler du transfert de ses reliques en Bourgogne.

(2) Flavius Josèphe dans La Guerre Juive (2, 634-635) décrit le port de Magdala sur la mer de Galilée comme un site florissant grâce à ses pêcheries et son artisanat du textile. Les traditions hagiographiques font de Marie Madeleine une femme très riche qui possède le château de Magadala (en hébreu «La tour»), tandis que Marthe possède Béthanie, et Lazare la moitié de Jérusalem (La Légende dorée).

(3) Matthieu indique le salaire journalier d'un ouvrier agricole, un denier (Matthieu 20, 2, 9, 10 et 13). Quand il faut nourrir un foule de 5000 personnes, les apôtres parlent de 200 deniers (Marc 6, 37), ce qui est vraisemblable si on admet avec la Mishna qu'il faut 1/12 de denier pour assurer une ration journalière de pain ; 300 deniers correspondent donc à la consommation journalière de pain durant dix ans.

(4) Matthieu ne parle pas de denier, la référence très composite à Zacharie (11, 12-13) et à Jérémie (32, 6-15 et 18, 2) confirme la faible valeur de ces 30 pièces d'argent, le prix d'un esclave (Exode 21, 32), que l'on jette au prophète bafoué en dédommagement ingrat.

(5) D'origine indienne, le nard est parfois falsifié, d'après Tite-Live (Histoire naturelle 12, 72) pour être plus abordable. Le Dictionnaire encyclopédique de la Bible propose une interprétation plus réaliste d'un point de vue technique du mot «pur» en traduisant le terme pistikè par pistachier. Le mélange de l'essence de nard avec de la résine provenant du pistachier permettrait sa fixation et son transport.

(6) Habituellement le geste se limite à la tête, comme le suggère Luc 7, 46 : «Tu n'as pas oint d'huile ma tête», et de façon plus générale les psaumes (23, 5 ; 133, 2 ; 141,5). Par opposition, l'onction des pieds apparaît excessive, à l'image de l'amour dont témoigne cette femme. Seuls Jean et Luc décrivent l'onction des pieds, tandis que Matthieu et Marc en reste à l'onction plus commune de la tête.

(7) Sans compter le passage (Matthieu 6, 17) où Jésus invite ceux qui font pénitence à se parfumer la tête, contrairement à l'habitude juive plus ostentatoire des marques du jeûne. Dans le sens évangélique, celui qui mortifie son corps témoigne déjà de la victoire de la vie sur la mort, loin d'adopter une attitude de deuil, il manifeste sa joie et s'enduit «d'une huile d'allégresse» pour le festin messianique (Is 61, 3). «Devant moi tu apprêtes une table, face à mes adversaires d'une onction, tu me parfumes la tête» (Psaume 23, 5). Il faudrait aussi évoquer l'offrande des mages (Matthieu 2, 1-12) : «de l'or, de l'encens et de la myrrhe» ; l'or est un attribut royal, l'encens est utilisé dans le culte pour le vrai Dieu (Exode 30, 34), tandis que la myrrhe intervient dans le mélange odorant préparé pour l'onction (Exode 30, 23). On peut voir là, à la suite des Pères, une progression thématique dans la reconnaissance de Dieu en Jésus.

(8) Epître aux Ephésiens, 17, 1.

(9) «pour que l'huile fasse luire les visages» Psaume 104, 15.