Le Dieu patermaternel de Jésus-Christ

C'est maintenant qu'il convient sans doute de le redire : tout l'enseignement et le comportement de Jésus réhabilitent les femmes. « A la différence des rabbins pharisiens dont les disciples étaient tous des hommes, le Seigneur était toujours suivi par un certain nombre de femmes. » Seules, elles l'accompagnèrent dans sa passion 196. Non seulement, il leur adressait la parole, et même aux plus méprisées, mais il les enseignait, leur « reconnaissant le droit à l'instruction religieuse que leur déniaient les rabbins »197. Aucune femme ne figure parmi ses ennemis.198

Certains gestes à leur égard sont significatifs. Rompant un tabou oriental et religieux, il ne craint pas de les toucher. Il a pris par la main la fille de Jaïre. Il a bu l'eau que lui offrait la Samaritaine, une eau qu'elle aurait dû rendre impure. En guérissant la femme hémorroïse qui n'osait toucher que son vêtement, il guérit toutes les femmes de leur impureté congénitale. Dès lors, cette impureté qu'édictait le Lévitique 199 est devenue le vestige archaique d'une humanité primitive. Ce n'est donc plus cette prétendue impureté qui devrait éloigner les femmes des autels !

Outre les enfants, ce sont surtout les femmes que Jésus donne en exemple. Exemple d'écoute : Marie qui, aux pieds du Maître, « a choisi la meilleure part »
200. Exemples d'amour : Marie-Madeleine, la grande amoureuse dont Luther a écrit qu'elle a « aimé son Seigneur d'un grand amour très fortement sensuel et ardent 201. La pécheresse de Béthanie qui « l'oint d'un parfum de grand prix » ...

Exemple de foi: Marthe. Elle n'est pas seulement la maîtresse de maison, affairée et hospitalière décrite par Luc. Elle est celle qui « se porte à la rencontre du Maître », ose lui adresser des reproches sur son retard : ii Si vous aviez été ici, mon frère ne serait pas mort ». Mais aussi, avant les apôtres, profère la plus extraordinaire des confessions de Foi : « Oui, Seigneur, je crois, que vous êtes le Christ, le Fils de Dieu, Celui qui devait venir en ce monde. »
202 C'est encore la Cananéenne, cette étrangère, qui, par sa confiance têtue, lui arrache la guérison de sa fille et ce cri d'admiration « 0 femme, elle est grande ta foi ! » 203

Ce faisant, Jésus propose une autre conception du féminin.

Non plus la passivité qui serait résignation et soumission servile. Mais l'obéissance de la servante amoureuse. Non pas l'infériorité de l'impuissance. Mais la force de celui qui, tel l'apôtre Paul, "met son orgueil dans (ses) faiblesses ". Le féminin, c'est cette disponibilité, cet accueil dont Marie est le modèle.

Plus et mieux que l'homme, la femme est ouverture au « don de Dieu ». Ce « creux » qui la caractérise, trop souvent objet de répugnance, est au contraire, selon le mot d'un théologien, « une vacuité éternelle ». Vide accueillant la plénitude de Dieu. Plénitude inaccessible à l'homme trop plein de lui-même.

Cet accueil est la vertu même du Dieu de Jésus-Christ. Non pas le « Dieu des armées, refuge », « rocher », « bouclier », « grand roi de toute la terre », « Dieu redoutable ». Mais le Dieu tendresse, le Dieu faiblesse dont a si bien su parler le Père Varillon
204. Un Dieu qui aime ses créatures au point de s'en rendre dépendant ! Une poétesse, Marie Noël, a traduit cette découverte du Dieu de la Bonne Nouvelle : « Le Christ nous a affranchis de Moïse » 205.

Une parabole illustre cette figure du Dieu chrétien. Celle du Père de l'enfant prodigue. Un père qui ouvre ses bras au pécheur repenti, lui pardonne et le reçoit comme le ferait une mère. Un Dieu « maternellement paternel », a écrit François de Sales. Rembrandt l'avait compris qui a donné au père une main d'homme et une main de femme.

Plus généralement, les qualités dont Jésus donne l'exemple sont des qualités féminines : amour de Dieu et du prochain, vigilance et fidélité des « vierges sages », générosité sans calcul de la pécheresse de Béthanie ... Les paraboles vantent la simplicité du cœur, la confiance, l'insouciance du lendemain et pourtant l'attention aux petites choses, le désintéressement et l'intérêt pour le Royaume, le discernement des signes, la fidélité et, par dessus tout : le souci et l'accueil des « brebis », des « drachmes , et des enfants perdus ...

La charte du Royaume de Dieu inverse toutes les valeurs dites viriles : l'intransigeance, la force, l'ambition, le succès, la compétition, la vengeance ... Elle invite à l'humilité des « pauvres en esprit », ceux qui gardent la simplicité des enfants
206 ; à la douceur ; au dévouement et à la justice ; au pardon sans limite ; à la souffrance et à la persécution pour la paix 207 ; à la charité ... Au contraire de tous les comportements habituellement admis, Jésus dit : « Aimez vos ennemis ; faites du bien à ceux qui vous haïssent ; bénissez ceux qui vous mauaissent ; priez pour ceux qui vous calomnient. Quelqu'un te frappe-t-il sur une joue, présente-lui encore l'autre; Quelqu'un veut-il te prendre le manteau, ne lui refuse même pas ta tunique. » 208

Jésus n'est pas du côté des forts, des « premiers », des chefs, des puissants, des « vendeurs du temple » et de ceux qui s'efforcent de « gagner l'univers » ; mais auprès des « tout petits », du « dernier de tous, serviteur de tous », de ceux qui acceptent de « perdre leur vie pour un grand nombre » ...

Ces qualités, Jésus, seule image du Dieu vivant les a incarnées. Avant de prêcher sur les routes, il a rejeté les tentations du démon : la richesse, l'idolâtrie, le pouvoir et la gloire
209. Tous ces mirages que les hommes ne cessent de poursuivre. Mais surtout, avec ses compagnons, il vit le renoncement qu'il enseigne. Il connaît chaque jour la pauvreté des errants sans domicile ni nourriture assurés ; l'insécurité des nomades qui ne « prennent pour la route qu'un bâton, ni pain, ni besace, ni menue monnaie à la ceinture, des sandales aux pieds, mais jamais deux tuniques sur eux » 210. "Le Fils de l'Homme n'a pas une pierre où reposer la tête ». “ Il n'est pas venu pour se faire servir, mais pour servir et donner sa vie .” 211 Et il en a donné l'exemple, allant jusqu'à laver les pieds de ses discipiles avant de donner sa vie pour eux.

Loin d'être un Dieu vengeur, au moment décisif de son arrestation, il refuse le recours aux légions d'anges de son père, et il repousse la défense du glaive de ses amis
212. Cet ultime renoncement confirme le comportement de toute sa vie. Comportement modèle de ce qu'on appelle aujourd'hui la « non-violence ». Il se résume dans un appel constant à rejeter la peur ; une répudiation des idoles - y compris le Temple et le Grand-Prêtre - ; une remise en cause des formalismes, des usages et des clivages ; le refus d'être roi ou chef d'une insurrection armée ; la prédilection pour les humbles et la revendication de la justice ; le pardon et l'amour des amis ; l'abandon à la volonté de Dieu ; l'acceptation personnelle des outrages et de la mort ...

" C'est contre ces vertus d'esclaves " que le Zarathoustra de Nietzsche s'élevait, recommandant « aux forts ces trois choses les plus calomniées ... : la volupté, le désir de domination, l'égoïsme » ; et opposant « l'ivresse dionysiaque » au « christianisme, (cet) agent de corruption.»
213

L'humilité, le détachement, l'amour infini de Jésus ne sont-ils pas les vertus attribuées aux mères ? Les vertus de la Mère de Dieu, le Dieu qu'elle chante dans le Magnificat : le miséricordieux qui renverse les puissants, élève les humbles et rassasie les affamés ... ?
214

Ainsi, Jésus révèle-t-il une autre image de Dieu. Une image qui bouleverse les idées habituelles. L'image d'un Dieu aimant, « le plus hunain de tous les dieux »
215.

Certes, ce Dieu est « Père ». Et qui voit Jésus « voit aussi le Père ».

Mais la figure de Jésus, Dieu incarné, a de nombreux traits féminins. Nous venons d'en rappeler quelques-uns : humilité, disponibilité, douceur, sensibilité, bienveillance, lucidité, tendresse, compassion, détachement, miséricorde ... Le meilleur des qualités reconnues aux mères. Dieu a donc, pour le moins, un double visage.

Dès lors, s'efface le « Dieu monothéiste des souverains et des mâles ». L'incarnation et la révélation de Jésus-Christ confirment l'intention fondamentale de la Genèse : « Homme et Femme, Il les créa ; à son image, Il les créa ». C'est-à-dire : Dieu est ensemble masculin et féminin. Pleinement masculin et pleinement féminin. Il est Ève aussi bien qu'Adam. Il est Mère aussi bien que Père. Cela ne signifie pas que Yahweh, Allah soient une déesse. Qu'on régresse vers le culte des Déesses-Mères.

Deux affirmations seulement paraissent approcher la vérité, dans la mesure où c'est possible. Rien n'interdit de féminiser l'image de Dieu. Au contraire. C'est faisable et souhaitable. C'est sans doute mieux rejoindre l'intimité de Dieu. Mais Dieu est Un - « l'Impair », dit le Coran (89-3) -. Il n'a pas été engendré. Il n'a pas engendré, mais tout créé. Il n'est ni mâle, ni femelle, ni androgyne. Il échappe à la distinction des sexes, du couple. Le couple qu'Il a créé.

La foi chrétienne dit-elle autre chose, sous une autre formulation, en enseignant le mystère de la Trinité, d'« un seul Dieu en trois personnes ». Cette vérité ne signifie pas la hiérarchie par laquelle elle est trop souvent exprimée ou ressentie : Dieu au sommet du triangle, le Christ et l'Esprit à la base. Triangle transposé dans le domaine religieux par : le Christ, l'Église et l'homme. L'Église étant « l'épouse du Christ ». Et le Christ et l'Église étant tous deux représentés par des hommes !

En dernier ressort, ce serait ce syllogisme qui, dans l'Église catholique romaine, interdirait à jamais la prêtrise aux femmes. Femmes, elles ne sauraient être époux à la place du Christ !

Que reste-t-il de ce symbolisme, si le Christ-Dieu fait homme n'est qu'accidentellement masculin ?


Albert Samuel dans "Les femmes et les religions" Les éditions de l'atelier

196. Matthieu 26, 27,

197. Tatiana Coritcheva, Filles de Job, Nouvelle Cité, p. 13 1.

198. France Quéré, Femmes de l’Évangile, Seuil, p. 10.

199. 15, 19.

200. Luc 10, 42.

201. Cité par E. Moltmann, Dieu homme et femme, Le Cerf, p. 31.

202. Jean 11, 21-27.

203. Matthieu 15, 21-28.

204. François Varillon, Joie de croire, joie de vivre, Le Centurion, 1981.

205. Notes intimes.

206. Marc 10, 15-16.

207. Matthieu 5, 1-12.

208. Luc 6, 27-37.

209. Matthieu 4, 1-10.

210. Marc 6, 7-9.

211. Matthieu 20, 28.

212. Jean 18, 10-11.

213. Nietzsche (1844-1900) dans L'anti-chrétien.

214. Luc 1, 50-55~

215. Jean Wahl.