La prophétesse Anne lisant la Bible (1631), Rembrandt (1606-1669), Rijksmuseum, Amsterdam, Pays-Bas.

Dans le retrait pudique d'un vieux visage encapuchonné, paré d'un col de fourrure cendrée et retiré sous une coiffe aux ors élégants, on reconnaît pourtant la mère de Rembrandt. Une fois de plus, l'un de ses proches aura servi de modèle au peintre. Economie ou commodité ? Sans doute. Mais peut-être n'entre-t-on bien dans la chair et le mystère des personnages bibliques qu'à travers ceux qu'on aime. En les contemplant profondément, sous le signe de leur alter ego sacré. Ou l'inverse.
La prophétesse Anne attendit jusqu'à 84 ans la manifestation messianique et le salut pour Israël. Quatre-vingt-quatre, soit douze fois sept : une éternité en somme. Luc rapporte qu'aux côtés du vieux Syméon, cette femme se tenait au Temple depuis des années pour, le jour venu, à la vue de l'enfant, prophétiser la délivrance de Jérusalem (Lc 2). Un vieil homme et une vieille femme ensemble, postés au seuil du salut pour donner à la fidélité patiente d'un peuple comme le visage d'un couple.
En ce vieux corps si noble, les années pèsent, comme le long manteau de velours qui l'enveloppe. l'attente pourtant reste jeune, intacte, car elle rajeunit sans cesse à la lumière du Livre. Quand nous la surprenons si intensément occupée à lire la Bible, toute consacrée à l'écoute sacrée, l'âge avancé de cette veuve récapitule plus qu'une longue vie de femme: derrière elle, se devine l'espérance séculaire du peuple de la promesse, inlassable à scruter l'Écriture et à guetter le Messie. C'est toute la première Alliance qui en elle se recueille. A cet instant, à quelle ligne précise des Écritures la main se pose-t-elle ? Sur quelle découverte décisive la lectrice est-elle en arrêt, suspendue intérieurement par la révélation?
Une prophétesse donc, Anne, homonyme de la mère de la Vierge Marie, et aussi de la mère du prophète Samuel. Où sommes-nous en vérité, sinon devant une scène universelle, celle de l'attention profonde d'une femme au plan de Dieu? Pas un seul accessoire pittoresque pour figurer le Temple, pas d'autre décor de fond qu'un grand mur silencieux, feutré ~'ombre, propre à concentrer le regard. A la proue de la lecture, la main s'avance, pour donner élan à tout l'être et arrimer l'attention. Légèrement inclinée, intérieurement disponible, la femme suit le mouvement, délicatement emportée par sa main au cœur du livre. Un livre vivant, aux pages généreuses, tels les vantaux accueillants et larges d'une porte qui s'ouvre à deux battants.
Une femme, un livre, et la main comme trait d'union lumineux. Le face à face est intime, le cœur à cœur discret, où l'on découvre que lire et prier se confondent. Dans ce colloque silencieux, presque amoureux, quelque chose se dessine des noces mystiques de l'Épouse et de l'Époux. Toile économe en vérité où rien, pas même l'effraction de notre regard, ne viendra troubler la conversation sacrée, et pourtant si ordinaire.
Même la source matérielle de l'éclairage cherche à se faire discrète. Sur la gauche de la toile, en festonnant les plis du velours d'un liseré délicat de lumière, elle se trahit mais se retire aussitôt hors-champ, pour mieux laisser le livre irradier. Le livre! À lui seul, un personnage ! Somptueux, tout en souplesse, on dirait même qu'il respire. Quelqu'un, il est vrai, l'a inspiré. Au tranchant de ses pages, pas une seule arête coupante, mais des lignes courbes et douces, presque dansantes. Qui de la main ou du livre a le plus vécu ? Si la main ridée fait corps avec lui, complice, c'est que la patine du temps leur est commune.
Main émouvante. Burinée par les travaux et les jours, la chair garde dans ses plis la mémoire entière d'une vie. Une main comme un continent, où la peinture épaisse cartographie une existence et en atteste. Une main comme un pain cuit, qui raconte en relief de chair les joies et les drames d'une histoire. La composition lui fait la part belle. Chez Rembrandt, les mains valent visage. Car visages et mains portent les stigmates de nos drames intimes. Mais c'est en eux que se manifeste le mystère pascal qui travaille en toute chair.
Main silencieuse, mais qui en dit long: que ce livre-là jamais ne se lira avec la tête. La parole vive de Dieu, il faut aller à sa rencontre, dans la vérité de sa chair et avec toute son histoire. Il faut y mettre la main, une main sans mensonge, et comme un aveugle lit du Braille, recueillir la lumière en caressant la page. En somme, toucher la parole avec sa chair, pour en être touché, et y être sauvé. Tout un art !

Patrick LAUDET, dans Magnificat